J’habite seul, pas loin du dernier étage d’une tour sans âge, tout près des nuages. En fait, une barre d’H.L.M. en périphérie de Bordeaux, ville au centre aujourd’hui très gentrifié. Ma position spatiale est très intéressante. Devant chez moi, depuis mon balcon, j’ai une vue imprenable sur le quartier Tivoli, secteur assez bourgeois et passablement tranquille, situé derrière le Jardin Public. Mon appartement étant traversant, j’ai également, depuis ma chambre, une vue dégagée sur une grande partie de la cité H.L.M. dont les bâtiments forment une sorte de polygone autour d’un vaste parc intérieur, concept urbanistique qui est à l’origine du nom de la cité que je m’efforcerai de ne jamais nommer. J’y tiens, même si tout le monde sait maintenant d’où j’écris.
Derrière mes rideaux, je suis donc un observateur privilégié, J’entends et je vois des choses. Je suis en première ligne, mais parmi les petits, les pauvres, les perdants et les perdus, ceux qui ont rarement voix au chapitre. De l’autre côté de la rue s’étalent des maisons cossues et de plain-pied, avec jardins à l’avenant. De mon côté, nous nous entassons dans de véritables cages à poules, ou plutôt des sortes de clapiers à lapins sur dix étages et plus, très exposés aux chaleurs estivales. Dès que le soleil brille, la température dans les appartements grimpe en flèche. En ces premiers jours de confinement — puisque c’est là que je veux en venir — elle est montée à 27 degrés Celsius, dans mon salon. Dire que nous ne sommes que le 20 mars !
L’envie d’écrire sur ce qui se passe dans mon quartier m’est venue en apprenant fortuitement, par une amie, mais sans surprise aucune, que de grandes plumes s’étaient coltinées la rédaction d’un journal de confinement, en ces temps étranges et certainement difficiles pour presque tous. Je dois avouer que j’avais même un peu la haine, une haine envieuse peut-être, en constatant que ces écrivain.e.s couchaient leurs premières impressions sur papier depuis leurs maisons secondaires, au bord de l’Océan, à la campagne. Loin du centre névralgique de la vie intellectuelle française. Loin des foyers anxiogènes du mal qui nous frappe.
Moi, moi, moi, et ma claustrophobie nous sommes contraints de tourner en rond dans cet appartement qui a bien deux avantages mais surtout beaucoup d’inconvénients. Je partage une cage d’escalier et un vieil ascenseur avec une quarantaine d’autres locataires qui me sont, pour la plupart, de parfaits inconnus ; même si les qualités sonores des cloisons me permettent de m’immiscer dans la vie de mes plus proches voisins. Les contacts se résument à des bonjours timides, ou parfois dédaigneux, dans la promiscuité des parties communes. Cela n’est pas pour me déranger. Ils ont leur vie. J’ai la mienne, qui vaut ce qu’elle vaut. Mais bon… c’est comme ça. N’allez pas croire cependant que leur sort m’indiffère. Je suis, par exemple, pris dans un vaste dilemme depuis des mois. La petite fille de mes voisins du dessous pleure absolument tout le temps, dès lors que son père est là. Dois-je faire un signalement auprès des autorités compétentes ? Un voisin, à côté, défonce régulièrement portes et murs dans son appartement, tout en hurlant sur sa pauvre femme. Dois-je le dénoncer à la police ? Une voisine de palier perd la boule. Que vais-je faire pour elle ? Je pourrais dérouler cette liste d’interrogations indéfiniment. Les motifs ne manquent pas. Je ne jette pas la pierre sur les pauvres habitants de la cité. Je suis certain que derrières les façades impeccables des maisons bourgeoises que me font face, d’autres drames sont en cours. Mais bon… là encore, c’est comme ça. Je n’y peux rien. Je ne suis pas Atlas portant le poids du monde sur ses épaules. Cependant j’entends et je vois des choses qui me posent question, me mettent mal à l’aise.
Depuis le début du confinement, les gens d’en face — c’est ainsi que je nommerai désormais les bourgeois du quartier Tivoli — ont pris l’habitude, à vingt heures pétantes, de sortir sur le seuil de leurs maisons, de tendre la tête aux fenêtres pour manifester leur reconnaissance et leur soutien au personnel hospitalier. Le premier soir, les gens de la cité y répondirent dans un écho plutôt timoré. Quelques rares personnes applaudissaient depuis leurs balcons. Au deuxième soir, ils étaient un peu plus nombreux et bruyants. Le vendredi 20 mars, cette nouvelle coutume a carrément pris la forme d’un vaste défouloir. Quelqu’un, quelque part, a sorti un gong puissant qu’il ou elle a bourriné durablement, comme si sa vie en dépendait. Le cinglé d’à côté y a vu un bon prétexte pour exprimer sa haine et sa violence à l’égard de chacun. Il s’est mis à hurler comme un fou sans frein, depuis sa fenêtre, en direction de la cité. C’en était dérangeant. Et, je le rappelle, nous sommes au jour quatre d’un confinement qui devrait durer un bon mois, voire plus. Je ne sais pas pourquoi, mais j’entrevois des drames à venir, en série.
Comme le disait récemment Édouard Philippe : nous allons voir s’exprimer la part la plus belle comme la plus sombre de l’humanité. Petits égoïsmes et trafics en tous genres se mettent gentiment en place. C’est assez bien parti pour le grand n’importe quoi, à mon sens.
Les gens respectent assez scrupuleusement le confinement dans ma cité ; je ne m’en étonne plus. Si l’on excepte, bien sûr, les huit ou dix dealers qui traînent encore du côté de la zone commerciale, dans l’attente d’hypothétiques clients — et il doit y en avoir —, si l’on excepte également les deux roumaines qui font invariablement la manche à l’entrée du supermarché et si l’on excepte enfin la bande d’irréductibles zonards qui picolent leurs 8.6, clopion de shit au bec, dès onze heures du matin, au son de leur ghetto blaster, vautrés sur le nouveau mobilier urbain — des chaises aux pieds ancrés dans le sol —, toujours devant le centre commercial, point névralgique de l’activité locale ; alors, on peut avancer l’idée qu’il n’y a personne dehors. Pas même un chat ? Si, malheureusement. Quelques chats ont été abandonnés suite à la découverte d’un unique et pauvre cas de contamination homme/félin en Belgique, fin mars. Donc, en résumé, on trouve, dans les rues interdites de ma cité, des dealers flippés, des mendiantes atones, des zonards imbibés, des chats faméliques ainsi que quantité de joggers obèses déterminés, dont je ne commenterai pas la présence. Cette trêve surprenante dans l’irrespect à l’ordre social me permet de tourner un œil dans une autre direction : celle du passé ; en l’occurrence mon arrivée dans la cité.
C’était il y a cinq ans déjà. Suite à une fin de colocation, et, comme mon dossier de demande de logement dans le parc privé faisait immanquablement rire tous les agents immobiliers que je rencontrais — les connards —, je dus me résigner à l’idée d’aller vivre dans une cité H.L.M.
Ma future ex colocataire, magnanime, m’avait alors diligemment soumis Cœur de banlieue, ce vieux livre de David Lepoutre, histoire d’avoir quelques notions élémentaires sur les us et coutumes de ces foyers de peuplement urbain pour le moins surprenants. L’essai traitait essentiellement des codes relationnels des adolescents de la Cité des 4000 à la Courneuve. J’étais dubitatif quant à la possible transposition d’une telle étude à la cité où j’allais bientôt aménager. Je me disais assez naïvement que tout ne pouvait pas être du pareil au même, surtout dix-sept ans après la publication du livre. De plus, d’une banlieue à l’autre, il devait, il fallait qu’il y eût des différences, même infimes. Ne serait-ce que pour se singulariser des autres, se forger une identité propre. Je dus vite déchanter. Il existe bel et bien une Internationale des jeunes des cités, avec ses codes universels et intemporels : habitudes idiomatiques, port du hoody avec capuche rabattue sur la tête et, suivant l’appartenance à telle ou telle bande, ici une jambe de pantalon relevée au dessus du mollet, là un T-shirt nécessairement rouge ou vert, tout cela agrémenté d’un ton volontairement agressif face au nouveau venu que j’étais. Bref… il y avait un invariant comportemental d’une cité à l’autre, une communication souterraine d’un îlot ostracisé à l’autre, à travers le vaste territoire français, et peut-être au-delà.
Grâce à l’agence Aquitanis, que je trouvai très à l’écoute de mon problème, je pus dégotter, un peu dans l’urgence, un appartement dans une résidence en bordure de la cité du Grand P*** ; appartement depuis lequel je dominais, du haut de mon nième étage, le quartier relativement bourgeois de Tivoli.
Je me souviens encore de mon arrivée, avec le fourgon des déménageurs, prévue à sept heures du matin ; mais en fait plus tardive. Je la voulais discrète cette arrivée, parce que je ne souhaitais pas que les gens sussent d’emblée que je trimballais de tonnes de cartons de livres et de disques. Cependant J*** était présent dans le hall, dés les premières minutes du transbahutage. J*** avait peu ou prou mon âge, mais il en paraissait facilement quinze de plus. De sa voix nasillarde, il m’expliqua, tandis que je trimballais un gros carton de livres, qu’il était homosexuel et s’apprêtait à me narrer par le détail sa dernière nuit de débauche. Je posai mon carton. Je fixai du regard son nez aux narines très poilues et lui balançai ; « J***, je ne te connais pas encore, mais je dois t’avouer un truc : ta vie sexuelle m’indiffère au plus haut point, je ne veux rien en connaître, jamais. » Étais-je d’emblée trop franc, trop abrupt, je ne sais. Toujours est-il que, lorsque je le croise aujourd’hui dans l’ascenseur, il ne me balance plus que des banalités sur sa trithérapie ou bien son dernier passage à Charles Perrens, le grand hôpital psychiatrique de Bordeaux, qu’il fréquente assidûment. Enfin, je me souviens qu’en ce jour de déménagement, tandis que je me faisais porter par l’ascenseur jusqu’à mon nième étage, je m’en voulus un peu, car, très égoïstement, une idée géniale — il ne pouvait en aller autrement — avait germé en moi. Une idée qui me distinguait de mes codétenus ; la cité m’apparaissant alors comme une prison. Une idée qui allait m’extraire de ma nouvelle condition.
Certes, nous n’étions pas à San Francisco et je ne serai jamais l’égal d’un Arrmistead Maupin ; mais pourquoi n’écrirais-je pas la vie de cette section 3 de mon immeuble ? Elle ne serait sûrement pas aussi funky et que celle de l’auteur américain, et pour cause. Néanmoins, je me dis que sur les trente appartements desservis par l’escalier, il devait bien s’en compter quelques uns dont la vie serait drôle à mettre en scène avec leurs interactions variées, banales ou surprenantes. Je pourrais même, à l’occasion, inventer un peu, broder, enjoliver ; ou bien, au contraire, grossir et noircir les traits.
Ce projet, je l’avais donc eu en débarquant fraîchement dans la cité du G*** Parc, il y a cinq ans. Je le reléguai rapidement aux oubliettes pour écrire deux romans qui me brûlaient les doigts : l’un sur le petit monde très machiste de l’underground rock n roll bordelais, l’autre sur l’univers très pieux des possédés et leurs djinns récalcitrants, au Maroc, pays où j’ai vécu par le passé. Ce dernier projet enfin mené à son terme, qu’apprends-je ?
Nous voilà confinés pour une période indéterminée.
Je rouvre illico les oubliettes et me lance corps et âme sur cette piste dont j’avais un peu perdu la trace. Ce seront Les chroniques des cent francs, six coups. Un pastiche, sauce Grand P***, des chroniques de San Francisco d’Armistead Maupin. Je le sais pertinemment, le franc n’a plus cours ; mais je trouverai bien un moyen de caler ce jeu de mots débile quelque part, de le justifier d’une façon ou d’une autre.
Compte tenu de la population locale, je vais devoir faire quelques aménagements. Exit les couples bis, homos ou trans avec leur tenues flashy et leurs comportements excentriques, même s’il y a mon voisin J***, qui serait prêt à me raconter sa vie sexuelle par le menu. Là, qu’ai-je sous la main pour les remplacer ? Des retraités, des handicapés, quatre ou cinq familles maghrébines. Dans trois d’entre elles, les femmes portent de longues tuniques noires et des voiles noirs aussi. Je n’ai pas d’a priori, ça peut être funky, dans un sens. Je dois l’avouer, j’attends beaucoup plus de la voisine de l’étage (n+1), une jeune roumaine aux cheveux peroxydés, sexy et émancipée. Elle mène une vie rocambolesque, dont j’ai peine à suivre toutes les évolutions sinueuses et parfois rugueuses.
Pour le reste, et en raison du peuplement initial de la cité, beaucoup de mes personnages seront de plus ou moins vieux pieds-noirs. Ironie de l’histoire : la cité fut bâtie dans les années soixante pour accueillir cette population, ces milliers de gens sans terre, et ils y vinrent en nombre ; mais le temps passant, ils durent composer avec les vagues d’immigrations maghrébines successives et donc d’algériens contre qui ils ont une dent souvent longue et envenimée. Je pense en particulier à ma voisine de palier que la folie guette. Elle est pied-noir et ne manque pas une occasion de partager avec moi son acrimonie à leur égard. Le décor est ainsi planté ; à moi de l’animer.
Les jours se suivent avec une certaine monotonie, premier effet notable du confinement. Nous voilà néanmoins arrivés au dimanche, 5 avril 2020. La journée a passé en vitesse et sans éclat, comme toutes les autres avant elle, depuis le début des évènements. À vingt heures les gens se sont défoulés comme à leur habitude, désormais. Dans la soirée, j’achève la relecture plaisante de Tristes Tropiques. Le livre se termine sur des considérations à propos de la religion musulmane qui ne pourraient probablement plus être écrites aujourd’hui sans provoquer une certaine polémique. Bref… Je file au lit. Je me couche, je me tourne et retourne dans un sens puis dans l’autre, à la recherche d’un sommeil qui ne vient pas. Lorsque, tout à coup :
Bam Bam Bam Balabam Bam Bam
Le voisin du dessous s’excite sur des percussions — un djembé ? —, certes mollement, mais néanmoins suffisamment fort pour provoquer le réveil du voisinage. Cela devait arriver. Il a fini par péter un plomb. Si j’avais eu à parier sur qui craquerait en premier, j’aurais misé une cacahuète sur sa tête. Son happening est cependant de courte durée car, je l’entends, la voisine d’en dessous, c’est-à-dire deux étages plus bas que le mien, soit (n-2), martèle le plafond, avec son balai probablement, pour faire cesser ce ramdam. Puis, plus rien. Un silence de plomb tombe sur l’immeuble qui se transforme en véritable mausolée.
L’heure tourne, jusqu’à ce que…
Plus tard dans la nuit, toujours dans l’impossibilité de trouver le sommeil, me remémorant le boucan du voisin, une pensée m’assaille, me submerge et m’affole : si je chope le virus, je tousserai et malgré toute la discrétion dont je suis capable, les gens m’entendront sur deux ou trois étages. La rumeur de mon mal circulera vers le bas et vers le haut. Elle se répandra comme une branche de lierre vivace sur les dix étages de la résidence. Je vois d’ici les placards vengeurs collés sur ma porte, les courriers anonymes tombant dans ma boîte aux lettres. Pestiféré au milieu des ostracisés, ce sera la descente aux enfers. La maladie et les calomnies. La double peine. Rejeté de la société des exclus, je n’aurai plus nulle part où aller. Je serai perdu.
End of the game.